Édito
Le réseau comme clef de pensée

D’un point de vue formel, un réseau est un maillage avec des nœuds et des relations complexes entre eux. Certains sont centralisés, d’autres non ; certains isomorphes*, d’autres hétérogènes. Certains font émerger des propriétés nouvelles ; d’autres non.

Cette définition formelle peut s’appliquer aussi bien à un écosystème, un vivant, un ensemble d’organismes, de cellules ou de neurones, un système informatique, des groupes d’individus, un ensemble de phares et de bateaux, un système astrophysique, des services distribués sur un territoire physique ou immatériel, le wifi ou la 5G. À chaque fois, il faut des points (individus, cellules, vivants, éléments, astres, guichets, antennes…) et des relations (échanges, dépendances, signaux, forces, services, ondes…). Au niveau global, chaque point du réseau en tant qu’unité ressemble à un autre ; mais par sa place, il en diffère. Chacun est substituable, mais si on remplace une masse critique suffisante, alors le réseau peut aussi changer de structure, donc de propriétés. On peut parfois enlever certains points sans les remplacer, mais, s’il y a trop de trous, le réseau change, voire disparaît.

Un élément du réseau peut se déplacer ou faire évoluer ses relations : le système global peut alors demeurer résilient, ou, au contraire, basculer dans un nouvel état. Ni totalité ni désordre, le réseau évolue, mais son changement ne dépend pas toujours directement de ses éléments. De son côté, il peut interagir avec d’autres réseaux, et, du coup, faire évoluer les relations et les composants.

Depuis quelques années, le terme de réseau nous est devenu familier, parce qu’il traduit nos modes d’existences contemporains – notamment à travers le web et les réseaux sociaux – et correspond aux nouveaux paradigmes technoscientifiques portés par le développement de l’informatique, de l’intelligence artificielle, de la biologie des systèmes et de l’écologie.
En effet, la nature semble explorer une infinité de configurations réticulaires* complexes, hiérarchisées ou horizontales : le corail, un cerveau, une population, un écosystème, une chaîne alimentaire. Nos sociétés, nos sciences et nos technologies miment la même logique avec succès. Le langage peut encore être analysé comme un réseau présentant des qualités structurales et relationnelles.

Sarah Carvallo
Professeure de philosophie des sciences
Université de Franche-Comté – Laboratoire Logiques de l’Agir EA 2274 et IHRIM-UMR 5317, ENS Lyon.
Glossaire

Isomorphe (adj.) :
De même forme et de même structure, donc homogène d’un point de vue de l’analyse morphologique.

Réticulaire (adj.) :
Qui forme ou qui se rapporte à un réseau.

Le saviez-vous ?

Cette nouvelle configuration scientifique et sociologique en réseaux exprime un problème ancien que Platon étudie dans le traité du Parménide*. Pendant longtemps, ce dialogue a été lu comme le premier livre de métaphysique cherchant à déterminer l’implication réciproque entre l’un et le multiple : Est-ce que l’unité est vraiment ? Ou n’existe-t-elle que par ses relations avec l’ensemble ? Demeure-t-elle identique à soi ou change-t-elle ? Est-ce que l’un précède le multiple ? Ou l’unité résulte-t-elle du pluriel ? L’ensemble est-il une totalité, l’individu un atome ? L’individu l’emporte-t-il sur la communauté ? L’identité prime-t-elle sur le changement ? Changer, est-ce devenir autre ? Qu’est-ce que demeurer soi ?

Depuis une vingtaine d’années, ce traité est lu comme une réflexion sur l’univers : peut-on expliquer l’univers de façon immanente par l’ensemble de ses composantes comme le veut Parménide, ou faut-il supposer des formes intelligibles qui expliquent l’ordre du monde, comme le pense Platon ? La question reste d’actualité : l’univers produit-il sa propre intelligibilité, ou la pensée relève-t-elle d’un autre ordre ? En d’autres termes, pourquoi les théories mathématiques des grands réseaux (les probabilités, la théorie de l’information, la géométrie, les systèmes dynamiques) nous parlent-elles du monde, des choses et de nous ?

* Traité du Parménide : Parménide d’Élée (en grec ancien : Παρμενίδης / Parmenídês) est un philosophe grec, né à Élée à la fin du VIe siècle av. J.-C. et mort au milieu du Ve siècle av. J.-C. Platon a écrit un traité qui porte son nom, le Parménide, pour continuer la réflexion entamée par Parménide sur la question de l’unité et de l’éternité de l’Être.